Au matin du vendredi 26 octobre 1962, je suis parti vers mon lycée en me disant que je ne reviendrai sans doute pas vivant à la maison. Ce jour-là, dont je me souviens comme d’hier, les rumeurs couraient que, si le secrétaire général du parti communiste soviétique, Nikita Kroutchev, insistait pour installer des missiles nucléaires SS4 et SS5 à Cuba, les Etats-Unis détruiraient les bateaux soviétiques transportant les ogives de ces missiles, à l’arrêt à quelques miles des côtes cubaines, entrainant une réaction en chaine conduisant en quelques heures à une guerre nucléaire totale et à la mort des 3,1 milliards d’êtres humains. En marchant vers mon lycée, sans aucune autre information que celle de la radio et des journaux, j’avais le sentiment que ma vie, encore si brève, allait s’interrompre ; que ma ville, si belle, allait être détruite ; que les espoirs de tous allaient être anéantis. Je ne me souviens pas d’avoir eu peur : la situation était trop indicible pour être effrayante. Bien plus tard, j’ai compris que cette crainte était fondée : ce matin-là en effet, après une dizaine de jours d’intenses négociations, qui auraient pu ne pas aboutir, entre un négociateur américain calme et résolu (le frère du président, Robert Kennedy) et un dirigeant soviétique ayant vécu les drames de la seconde guerre mondiale (Nikita Kroutchev), les  Soviétiques  acceptèrent de démonter les rampes de lancement déjà construites à Cuba et de renvoyer  vers leurs ports les bateaux chargés de têtes nucléaires ; en échange,  les  Américains prirent  l’engagement écrit de retirer leurs missiles  Jupiter de Turquie et d’Italie (ce qui était déjà décidé) et de ne pas envahir Cuba.

Vingt ans plus tard, pendant l’hiver 1984/1985 , j’ai vécu une période du même genre, beaucoup moins médiatisée, quand les vieillards cacochymes qui dirigeaient alors le parti communiste soviétique, autour de Constantin Tchernenko se montrèrent parfaitement déterminés à entrainer l’espèce humaine dans leur propre tombeau si nous ne détruisions pas notre propre armement nucléaire ;  j’entends encore Tchernenko hurler ses menaces, dans une toute petite salle du Kremlin, où j’accompagnais un François Mitterrand impassible et déterminé. En l’écoutant, je tentais d’imaginer 4,7 milliards d’êtres humains entraînés vers le néant. Là encore, je n’avais pas peur, parce que c’était encore inimaginable. Et pourtant, c’était possible, et nous n’avons sans doute été sauvés que par la mort de Tchernenko, plus tôt que prévu, permettant à Mikhail Gorbatchev de réussir son coup d’état contre les jeunes brejnéviens pas encore prêts à prendre la relève.

Aujourd’hui, nous vivons une période de la même intensité.  Pour la même raison : un pouvoir aux abois qui n’a pas d’autres solutions pour survivre que de se lancer dans une aventure extérieure. Nous risquons, une fois de plus, dans les jours, les semaines et les mois à venir, d’être entraînés dans un cataclysme nucléaire. Avec des armes encore plus puissantes, qui pourraient anéantir les huit milliards d’êtres humains. Là encore, c’est trop gigantesque pour être pensé. Trop fou pour qu’on en ait peur.

Si le monde est ainsi, pour la troisième fois, au bord du gouffre, c’est parce que la Russie n’a pas su encore s’ancrer dans la démocratie, seule véritable garantie contre le bellicisme.

Nous n’aurons pas la même chance qu’en 1962 : Vladimir Poutine n’a pas connu la Seconde Guerre Mondiale.  Pas non plus la même chance qu’en 1985 : il ne semble pas être physiquement aussi affaibli que l’était Tchernenko.

Si quelque chose nous sauve du pire, ce sera soit une manœuvre de palais à Moscou, soit une prise de conscience par Poutine qu’il a tout à perdre, personnellement, aux yeux de l’Histoire, à agir comme il le fait. Encore faudrait-il que l’Histoire et la place qu’il y occupera, l’intéressent. Et, comme les deux fois précédentes, cela ne peut réussir que si les démocraties ne cèdent pas à la peur et au chantage.

Si, une fois de plus, l’humanité s’en sort, par miracle, il ne faudra pas retourner aux ornières anciennes. Il ne faudra pas croire que nous sommes invincibles. Il faudra doter l’humanité de moyens d’empêcher qui que ce soit, à l’avenir, de menacer (et pas seulement par la guerre) son existence même.

j@attali.com

Tableau : John Martin, Pandemonium (1841), Musée du Louvre (Paris).